Libération du 1 mai 2022
Pénurie d’huile et «panic buying»: «La peur de manquer est très capitaliste»
Face aux ruptures en approvisionnements, acheter sans céder à la panique – Paris (75000) (larep.fr)
Après le papier toilette pendant le confinement, les consommateurs se ruent sur l’huile de tournesol, touchée à son tour par la pénurie à cause de la guerre en Ukraine. Deux anthropologues réagissent au phénomène collectif d’achats compulsifs dans les moments de crise.
«En France, quand les gens se précipitent sur l’huile ou sur des produits qui restent en effet des doudous et des valeurs refuge, c’est d’abord l’imaginaire du manque qui est convoqué, pas celui de la famine.» (Thomas Coex/AFP)
publié le 1er mai 2022 à 10h21
La pénurie d’huile de tournesol, causée par la guerre en Ukraine, a entraîné dans plusieurs supermarchés français des mouvements de panique. Les restrictions affichées sur les portes des établissements, limitant l’approvisionnement en huile à trois ou quatre bouteilles par personne, ont déclenché un vaste mouvement d’achats compulsifs. Mais ce qu’on appelle le «panic buying» («achat de panique») ne traduit pas les mêmes peurs en fonction de sa classe sociale. Deux spécialistes croisent leurs points de vue à ce sujet : Fanny Parise, anthropologue de la consommation et de l’évolution des modes de vie, chercheuse associée à l’université de Lausanne, et Séverine Enjolras, anthropologue et documentariste, enseignante en Master 2 à Paris-Sorbonne.
Comment percevez-vous ces comportements d’achats compulsifs en périodes de crise ?
Fanny Parise : La peur va susciter des pratiques d’achat différenciées. Certaines denrées vont être perçues comme des valeurs refuge, comme si, en restant dans une logique d’hyperconsommation, on pouvait mobiliser l’imaginaire de l’abondance du siècle dernier, celui de nos sociétés modernes et occidentales. Les produits «totems» ne seront pas les mêmes en fonction des pays. En Suisse, pendant la pandémie, on a vu une hausse de la vente des raviolis en boîte, associés à un imaginaire publicitaire, à une nourriture doudou. En France, c’était le papier toilette, un symbole de la modernité et de notre vie occidentale, alors que la moitié de l’humanité n’en utilise pas.
Quel réconfort apportent ces produits «totems» ?
F.P. : Lorsque nous traversons une période anxiogène, la consommation devient particulièrement rassurante. En Europe, tous les produits conditionnés, suremballés, issus des grandes marques de l’industrie alimentaire, ont la cote pendant les périodes de crise. Ils sont intéressants pour plusieurs raisons : ils restent à un prix raisonnable, ils se conservent, ils sont faciles à ranger et, par ailleurs, ils évitent d’être contaminés parce que cette nourriture n’entre pas en contact avec l’air. Mais beaucoup d’autres produits deviennent des refuges : les surgelés, les gâteaux industriels, les boîtes de conserve, le thon en boîte… Tout ce qui, en temps normal, est critiqué par les nutritionnistes ou les écologistes, devient soudainement très désirable. Pendant les crises, on essaie de maîtriser ce qu’on peut, ce qui est accessible : soi, sa famille, sa maison… et les denrées alimentaires en font partie. C’est d’autant plus marquant que cette crise alimentaire arrive dans un moment où l’on croyait notre société épargnée par les pénuries. La crise sanitaire, et maintenant la guerre, ont rendu la menace plus concrète.
Séverine Enjolras : Cette crise logistique révèle notre peur de perdre du confort, mais nous sommes très loin de la famine. Je reviens tout juste de Moldavie où j’ai distribué des produits de première nécessité à des mères et à des bébés réfugiés, non pas dans des camps car il n’y a pas ce type de structures dans ce pays, mais dans des mairies, avec des associations locales. En allant sur le marché de la capitale, Chișinău, on constate qu’il y a en ce moment même une grave pénurie de sel, une denrée ordinaire que l’on doit désormais se procurer au marché noir. Le sel, c’est un condiment incontournable, qui a une grande valeur symbolique. La peur de la famine est réelle en Moldavie, et lorsqu’on se rapproche de la frontière, on peut entendre les sirènes ukrainiennes. La peur de la famine, dans ce pays bien plus pauvre que le nôtre, fait resurgir des épisodes comme le spectre de la grande famine de 1932 et 1933 en Ukraine, sous Staline, qui avait entraîné cinq millions de morts. En France, quand les gens se précipitent sur l’huile ou sur des produits qui restent en effet des doudous et des valeurs refuge, c’est d’abord l’imaginaire du manque qui est convoqué, pas celui de la famine. Cet imaginaire de crise et de guerre varie selon la position géographique.
Mais on peut penser aux privations de la Seconde Guerre mondiale, dont le souvenir peut resurgir dans un moment comme celui-ci.
S.E. : Pour moi, la Seconde Guerre mondiale est trop loin. La peur de la dépossession est d’abord consumériste. Se précipiter sur les produits doudous répond à des logiques de confort. Le Nutella c’est le totem, et le papier toilette, c’est le confort. La peur de manquer est très capitaliste.
F.P. : Le «panic buying» se vit différemment en fonction de sa classe sociale. Les classes populaires vont réfléchir à une logique budgétaire : acheter maintenant pour anticiper une hausse des prix plus tard.
Oui, d’autant plus qu’avec la hausse du cours de l’huile de tournesol, ce produit bon marché devient un produit de luxe qu’il faut désormais remplacer.
F.P. : La classe moyenne se précipite en voyant des linéaires moins remplis par un réflexe de divertissement consumériste : tout le monde le fait, alors je le fais aussi. Les classes supérieures chercheront des alternatives, des huiles plus saines, différentes, locales, dans une pratique de la distinction, du discours, en affichant qu’elles ont le choix. Comment se rassure-t-on avec des produits qui ont peuplé notre imaginaire ? Il y a différentes logiques sociales qui s’entrechoquent.
Certains, tels les restaurateurs, n’ont pas d’autre choix que se procurer beaucoup d’huile au quotidien. Dans ce cas, le produit n’est pas une «valeur refuge».
S.E. : L’expression «panic buying» renvoie visuellement aux supermarchés dévastés, des images de pénurie et d’anarchie. Chez les grossistes, il y a une vraie mise en scène de la pénurie : les rayons d’huile sont désormais condamnés par des rubans de balisage de chantiers, avec l’interdiction de se servir soi-même. A ce moment-là commencent les stratégies : qui connaît le directeur ou la caissière pour en avoir un peu plus… Ces interdictions excitent la compulsion d’achat, et aussi une forme de mimétisme : tel concurrent a sur-acheté, alors je fais de même, ce qui crée évidemment une inflation, voire un problème de réapprovisionnement. Par ailleurs, les messages préventifs créent un effet inverse. Lorsqu’une enseigne demande à ses clients de rationner les achats à quatre ou cinq bouteilles par personne, les gens se disent : s’il faut rationner, c’est qu’il y a un vrai risque de pénurie, donc je vais faire des réserves. On nous annonce qu’il y a un problème, donc on y répond en se précipitant.
Cette peur de manquer serait donc le marqueur d’une société gouvernée par un imaginaire de l’accumulation ?
F.P. : Oui, et cette peur est très occidentalo-centrée et récente ! En Amérique latine, chez les chasseurs-cueilleurs nomades d’Amazonie [«comme les Awa», ajoute Séverine Enjolras, ndlr], l’abondance n’est pas bien perçue : plus on accumule, moins on est mobile, plus on s’encombre. Accumuler n’est pas un modèle de valorisation qui est partagé par l’humanité entière et, rappelons-le, nos modes de vie occidentaux du Nord ne sont pas grand-chose à l’échelle de l’humanité.
Ces moments de privation changent-ils les comportements des consommateurs ? On a pu fantasmer, après les confinements, un retour au «local» ou à des pratiques de consommation plus vertueuses.
S.E. : Je vais donner un exemple étonnant. Il y a en ce moment une pénurie de bois qui pose d’énormes problèmes, notamment pour l’édition, l’imprimerie, les journaux, les livres. Beaucoup de chênes français partent à l’export en Chine, ce qui met plusieurs secteurs dans l’embarras.
Oui, dans la tonnellerie notamment.
S.E. : C’est vrai pour le secteur du vin, mais aussi pour d’autres filières. Fait intéressant, le bois de papeterie qui sert à faire le papier toilette est classé comme «bien essentiel», mais pas le bois pour faire les cercueils, par exemple ! Le papier toilette, c’est l’objet du confort moderne validé par la société et les lois. Ce détail en dit long sur le fait que l’Etat accorde une valeur différente aux biens, à la fois comme objets et comme symboles.
Je me permets d’insister sur le secteur des rites funéraires. Il faut un certain stock de cercueils et il existe une bataille entre les différentes pompes funèbres, qui sont des acteurs très capitalistes, pour capter ce bois. Le groupe PFG a tout intérêt à vendre des cercueils en bois parce que c’est là où ils margent le plus. Sauf que l’accroissement des morts pendant la pandémie a obligé à produire beaucoup de cercueils dans des délais courts. Et c’est là où les comportements des consommateurs changent. La pénurie de bois a eu un effet vertueux qui mériterait d’être chiffré : suite à cette crise, le marché des cercueils en carton, qui est plus écologique, moins cher, qui se consume plus vite dans la crémation et qui pollue moins, commence à percer en France. C’est plutôt un effet vertueux de la pénurie, et qui influe sur les comportements d’achats.
Avez-vous des exemples où les crises ont créé des effets inverses ?
F.P. : Pendant le confinement, des routines provisoires se sont installées. Des petits producteurs se sont fait connaître sur les réseaux sociaux, les professionnels de quartier ont gagné une nouvelle clientèle. On s’est prouvé que l’on pouvait faire différemment et que ça ne coûtait pas plus cher. Mais on s’est aussi aperçu que, dès que les mesures sanitaires ont été levées, les individus se sont mis à consommer des produits comme avant, moins bio, moins locaux, etc. Seule une petite minorité a continué à moins consommer ou à consommer différemment, surtout s’ils étaient dans une démarche éthique avant le confinement. Mais pour la majorité des individus, il n’y a pas eu de changement. La question de la dé-consommation change en fonction de sa position dans le corps social. C’est un simple constat, car nous ne jugeons pas, ici, ce qui est bien ou mal : d’un point de vue anthropologique, il n’y a pas de morale dans les comportements humains.